Ca commence par des vertiges. La tête qui tourne. Les petites mouches devant les yeux, les phosphènes comme disent les doc. Les bourdonnements d’oreilles. Puis s’en suivent des malaises plus sérieux, avec perte de connaissance. On saigne du nez pour un rien. On retrouve du sang sur notre brosse à dent. Et là on commence franchement à se poser des questions. Autour de vous, on vous dit de vous reposer, que vous en faites trop, que les études de médecine plus les entrainements avec l’équipe de basket de la fac, les sorties, les expo photo, les heures passées au garage à bricoler, ça fait peut être beaucoup… Oui, il faut qu’on ralentisse et c’est ce qu’on fait. On écoute ses parents, ses amis, sa sœur. On a 20 ans mais on change ses habitudes, on se couche tôt, on se repose, on sort moins… On est plus ou moins dans le milieu, de part ses études, et pourtant on refuse de le voir, on se met des œillères, on essaie de banaliser ces coups de mous, ça va s’arranger, ça va aller mieux. Ne vous en faites pas. On lève le pied et pourtant, ça ne s’arrête pas. Ca s’empire même. Jusqu’au jour où…

Ca faisait trois fois que je lisais la même phrase et en vain. Ce cours de parasito ne voulait pas rentrer dans ma tête. Je frottais l’œil droit un instant, avec un peu d’insistance avant de tenter de me replonger dans ma lecture. Mais après plusieurs minutes on frappa à la porte de ma chambre universitaire et Jilly fit irruption dans la pièce. « Nate est-ce que t’as le… » Elle se coupa net dans  sa phrase et je ne connus jamais la fin de sa question première car une autre s’échappa aussitôt de ses lèvres : « Tu t’es battu ? » Je quittai mon bouquin des yeux pour croiser le regard de ma sœur avec une expression étonnée, ne comprenant absolument pas la raison de son interrogatoire soudain. « Non, bien sûr que non… Je ne suis même pas sorti hier soir. » répondis-je sur un ton bourru. Au lit à 21heures, comme un petit vieux. « Pourquoi tu me demandes ça ? » Jilly vit sur le champ que j’étais sincère, on se connaissait suffisamment pour être de véritable détecteur à mensonge l’un pour l’autre. « Tu t’es cogné alors ? » ajouta-t-elle en me scrutant avec un air inquiet et en faisant un petit pas dans ma direction. Je secouai la tête lentement. « Non pas du tout, pourquoi tu dis ça ? » Les mains de ma sœur se posèrent alors sur mon visage, effleurant du bout des doigts les contours de mon œil que j’avais un peu trop frénétiquement frotté quelques minutes auparavant. « T’as l’œil tout bleu… » Je me levai précipitamment pour me placer devant un miroir et constatai par moi même le cocard violacé qui ornait mon visage. « Jillou… Je crois que… Qu’il va falloir que tu m’emmènes aux urgences… Y’a un truc de pas normal là… » articulai-je difficilement, mes prunelles observant avec un air horrifié l’ecchymose sur ma peau…

 Et puis c’est le choc. La leucémie. Le cancer du sang comme on dit. Le diagnostique tombe et soudain tout s’éclaire, tout s’explique : l’anémie, comme cause de la fatigue, des migraines, des malaises. La neutropénie, comme explications au fait qu’un simple petit rhume arrivait à vous coucher. La thrombopénie, comme raison aux saignements inexpliqués et prolongés, à ses ecchymoses qui apparaissaient si facilement sur votre peau. Et on s’en veut de ne pas avoir consulté plus tôt. On écoute le médecin qui explique comment il compte procéder, les traitements de chimiothérapie qu’il compte vous administrer, les transfusions qui seront censées vous renflouer, la recherche d’un donneur compatible pour une greffe de moelle indispensable à ce plan de bataille. Mais on est déjà ailleurs, on se voit déjà six pieds sous terre, on a 20 ans et on a rien fait de sa vie. On a rien fait, on a rien vu. On a suivi une route toute tracée et on a l’impression d’être finalement passé à côté de tout. Et puis on croise son regard à elle. Jilly. Et c’est pour ces yeux là qu’on décide de se battre, qu’il ne faut pas qu’on baisse les bras.

C’est par tout cela qu’on passe. Que j’étais passé. Je n’avais pas pu me résigner à baisser les bras. J’avais tout enduré. La chimio et ses effets secondaires intolérables. La perte de mes cheveux. Les nausées. Les vomissements à répétition. Les longs mois d’hospit dans une chambre terne et aseptique. J’avais tout supporté avec la rage de survivre. Et finalement, c’est celle qui m’avait donné l’envie de combattre cette satanée maladie qui me donna le moyen d’asséner au cancer le coup fatal. Jilly était compatible en tant que donneuse de moelle osseuse. Jilly m’avait sauvé la vie avec cette greffe. Quand je repense à tout ce qui a suivi ensuite parfois je m’en veux. Je n’ai jamais su lui prouver réellement à quel point je lui étais reconnaissant pour tout ça.

« J’arrête médecine… » Mes parents me regardèrent interloqués. « Prends ton temps… Fais une pause, c’est sûr qu’avec les mois que tu viens de passer, tu as surement besoin de prendre un peu de repos, une année sabbatique te ferait du bien. » acquiesça ma mère conciliante. « J’arrête médecine, définitivement. Je ne retournerais pas à Columbia. » expliquai-je alors plus clairement. Comment leur faire comprendre que d’être passé de l’autre côté de la barrière, avoir été l’hospitalisé et non plus le soignant, cela m’a complètement dégoûté du monde hospitaliser. Que la simple odeur de la bétadine me file la gerbe, que les néons blancs accrochés au plafond me filent la migraine ? Ils ne comprendraient pas. « J’ai besoin de… voir autre chose. De voir le monde. » J’avais soudainement l’urgence de tout vivre, tout voir, tout expérimenter. « Tu ne peux pas partir Nate, tu as ta prise de sang de contrôle le mois proch… » Je coupai néanmoins mon père, plus décidé que jamais : « Je la ferais là bas, il y a des infirmières et des toubibs partout. » Ma mère échangea un regard soucieux avec mon père qui reprit : « Et si les résultats ne sont pas bons… » Je les connaissais pourtant les statistiques, les risques importants de rechute après une leucémie comme celle qui m’avait touché. Mais que voulez vous, les œillères avaient fait leur retour devant mes yeux. « Je suis guéri. » C’est la voix de ma mère qui me corrigea. « En rémission Nate. » Le ton montait peu à peu, mais me disputer avec mes proches était la dernière chose que je souhaitais. Avoir flirté de près avec la mort m’avait juste donné l’envie de vivre ma vie à 200 à l’heure. « Je vais bien. Je vais bien et je pars. » annonçai-je avec fermeté. Bye bye New York, Columbia, la fac de médecine. Bonjour le grand air, la montagne, les paysages à vous couper le souffler, les treks, le canyoning, le parapente, le rafting. J’enchainais ainsi voyages sur voyages entrecoupés de petits CDD dans des garages en tant que mécanicien auto, pour financer toutes mes expéditions. J’avais l’impression de revivre. De profiter… Jusqu’à ce que le destin me rappelle à l’ordre.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? » Mon sac à dos encore chargé sur mes épaules, j’arrivai précipitamment dans la salle d’attente des urgences, interrogeant aussitôt mes parents sur les circonstances de ce nouveau drame qu’ils m’avaient annoncé quelques heures avant par téléphone. J’avais délaissé le vol que je devais emprunté, le trek népalais prévus, pour foncer droit ici. « Assieds toi Nate… » me conseilla ma mère sans que j’obtempère. « Qu’est-ce qui s’est passé ? » répétai-je avec un air buté. J’avais passé ces derniers temps à barouder partout dans le monde sans prendre une minute pour ma famille, pour eux, pour elle, Jilly. Egoïstement je n’avais pensé qu’à moi et j’en payais soudain les pots cassés. « Les médecins l’ont stabilisée. Son pronostic vital n’est plus en jeu mais… elle est dans le coma. » Et là, malgré moi, mes fesses se posèrent sur l’un des sièges de la pièce alors que j’écoutais avec un air abasourdi mes parents me raconter ce qui avait conduit ma sœur entre ces murs. « Elle fêtait son nouveau contrat avec des amis. Il avait tous bu. L’un des garçons a voulu prendre le volant malgré tout pour la conduire je ne sais où et… » La voix de mon père était grave, son ton solennel. Je le coupai sans connaître la fin de l’histoire, parce que l’issue de tout ça on y était : c’était ma sœur, dans un lit d’hôpital, dans le coma à cause d’un pauvre mec bourré qui avait cru bon de jouer les chauffards...  Ma colère ne se fit pas attendre. « Je vais le buter ce type ! Si je le trouve, je… » Mais à l’expression de mes parents, je compris vite que j’avais parlé trop vite et commis une gaffe. Et ce fut au tour de ma mère de m’interrompre : « Il est mort sur le coup Nate. C’était son meilleur ami et il est mort. »

Des mois à son chevet, des mois à vivre avec la culpabilité d’être parti, d’avoir laissé cette distance s’installer entre nous, des mois dans cette chambre pour moi, le désormais allergique des hôpitaux, prenant sur moi pour supporter la lumière blafarde de l’endroit qui accentuait encore plus son atmosphère pesante… J’aurais fait n’importe quoi pour la sortir de là, pour la faire aller mieux. Et je comprenais soudain ce par quoi elle était passée elle aussi, quelques années auparavant, lors de ma leucémie. Et si j’avais pu lui donner ma moelle, mon sang, ma vie, je l’aurais fait. Mais l’impuissance était le maître mot. La seule chose qu’on pouvait faire c’était attendre. Une attente qui finit par payer lorsque la jeune femme reprit conscience, retrouvant peu à peu ses sens, sa motricité, son tonus. Des exploits auxquels j’assistais, lui apportant soutien et encouragements, reprenant peu à peu le rôle du frère protecteur et complice, cette place que j’avais occupée des années auparavant, avant que le gouffre de la maladie ne nous éloigne. Aujourd’hui, j’ai toujours ces fourmis dans les jambes, cette envie qui me démange de prendre le premier avion pour l’autre bout du monde, la fièvre de découvrir la Terre entière et toutes ces merveilles, mais durant l’hospitalisation de Jilly je m’étais promis une chose : mon prochain voyage, je le ferais avec elle. La vie m’avait assez démontré que l’on n’était rien l’un sans l’autre…