C’était un dîner tout ce qui avait de plus normal chez les Hamilton. Maman avait récité la prière, papa s’était servi du vin, comme chaque soir, et le cadet, Anthony avait commencé à raconter une anecdote sur sa journée en cuisine, lui qui était commis. Ses parents étaient fiers de lui, ils espéraient qu’il devienne un grand chef cuisinier, il parait que ça rapportait bien. Assis en face d’Anthony, se trouvait l’ainé, Nolan. Lui, était plus discret. A table, il ne racontait jamais rien, il se contentait de se sustenter, en silence. S’il avait le malheur d’ouvrir la bouche, il déclenchait une troisième guerre mondiale. Nolan était trop intelligent, disait sa mère. Il les embrouillait, il les manipulait, tout ça parce qu’il croyait tout savoir mieux que tout le monde. Mais, ils ne comprenaient rien. Nolan, il aspirait juste à une autre vie, loin du Bronx et des gangs. Lui, il voulait une vie de rêve à Manhattan, et ça rendait hilare son père. Mais ce soir, il fallait qu’il parle. Il avait quelque chose à leur annoncer. Il se réjouissait, mais il était en même temps très tendu parce qu’il savait que la nouvelle ne serait pas accueillie à bras ouverts. A songer à son enfance, Nolan ne pouvait pas prétendre à une enfance malheureuse. Il n’avait jamais manqué de rien, si ce n’est un tant soit peu de reconnaissance et d’affection. Il avait toujours eu à cœur de rendre ses parents fiers, et il était si ambitieux, qu’il était prêt à soulever des montagnes pour qu’ils l’acclament. Mais jamais rien n’a su trouver grâce à leurs yeux. Quand il a débuté le tennis, sa mère trouvait cela hors de prix. Négociant avec son entraineur, il est parvenu à continuer à jouer en rendant des services au club comme cotisation. En plus, il était doué, tout le monde était donc gagnant. Jamais ses parents ne sont venus assister à l’un de ses matchs. Si bien que la plupart des gens au club pensaient qu’il était orphelin. Nolan en s’est pourtant pas arrêté à cela, il a continué de vivre comme bon lui semblait, sans leur rendre des comptes, et quand il n’était pas d’accord, il montait au créneau, et il finissait toujours puni parce qu’ils ne pouvaient pas avoir le dernier mot avec lui. Quand les professeurs de Nolan ont convoqué ses parents pour leur faire part de ses capacités et pour essayer de convenir au mieux à l’élève brillant qu’il était, ses parents n’ont rien trouvé de mieux à faire que de se faire remarquer en les accusant de mettre des idées stupides dans la tête de leur enfant. Il connaissait d’avance leur réaction, aussi, il avait tout prévu. Prenant une profonde inspiration, il profita d’un silence pour parler : « J’ai quelque chose à vous dire. » Stupeur chez les Hamilton qui le regardèrent tous avec des yeux ronds. Son père avait même laissé sa fourchette en suspens. Il reprit alors : « Mon professeur pense que j’ai toutes les chances d’intégrer Harvard ! J’ai fait bonne impression au représentant de l’université, que ce soit par mes résultats scolaires ou sportifs ! » A la fois fier et excité, il s’attendait pourtant à la douche froide qui ne tarda pas à se manifester dans un éclat de rire partagé entre son père et sa mère. « Elle est bonne celle là ! Harvard ! Monsieur se voit chez l’élite ! Et tu comptes payer l’université comment, en te prostituant ? » Sa mère ne l’avait pas devancé, il s’attendait à cette question : « Non ! Je peux obtenir une bourse avec mon niveau en tennis, et pour ce qui est du reste, je comptais travailler au lycée, ils sont prêts à me prendre pour que je puisse intégrer Harvard ! » Plus personne ne riait. Anthony mangeait en silence, évitant soigneusement le regard de tous. Martin Hamilton fusilla son fils du regard et s’imposa : « Il n’en est pas question. A la sortie du lycée, tu travailleras avec moi. » Nolan ne l’entendait pas de cette oreille et tapa fermement le poing sur la table, en colère : « Pourquoi Anthony a le droit de faire ce qu’il veut et moi pas ? J’ai le droit de pas vouloir être comme toi, papa ! Je veux une vie meilleure que celle-ci ! C’est pas parce que vous êtes des ratés que je doive vous ressembler ! » La main fine et longue de sa mère s’abattit alors sur la joue du blondinet, qui furieux poussa la table avec force pour monter dans sa chambre faire ses affaires. Ce fut la dernière fois qu’il vit ses parents. Ce soir-là, Nolan se rendit chez un de ses amis qui accepta de l’héberger, moyennant une petite participation. Aussi bizarre que cela puisse paraitre, ses parents n’ont jamais cherché à avoir de ses nouvelles, seul Anthony tentait de le raisonner, en vain.


Rien ne le détournerait de ses objectifs. Une fois sorti du lycée, Nolan y est retourné, non pas en tant que lycéen, mais en tant qu’employé. Là-bas, il s’adaptait selon les tâches qu’on lui demandait, mais c’est surtout à la bibliothèque qu’on le trouvait. Il n’était pas mal payé et on semblait satisfait de son travail. Ses parents ne lui manquaient pas, son frère non plus. Il avait noué une relation de confiance avec son ancien professeur de littérature qui l’hébergeait gratuitement et qui connaissait son histoire de A à Z. Robert était foncièrement bon. Jamais Nolan aurait cru que quelqu’un se démène autant pour lui. Son professeur justifiait son attitude par son travail, refusant qu’un gamin gâche sa vie à cause de parents idiots. Aussi, Nolan n’aspirait qu’à un avenir radieux et rien n’entraverait à sa motivation. Il s’entrainait aussi avec les jeunes du lycée à taper la balle, afin que la bourse qu’il était censé obtenir ne lui soit pas retirée. Il croyait son chemin tout tracé. C’était sans compter une rencontre fortuite qui bouleversa le cours de son quotidien. Quand elle était rentrée dans la bibliothèque pour la première fois, il n’avait su se détacher de sa silhouette. Ce qui le frappa ensuite, c’était la profondeur de ses yeux. Il s’y noierait dedans tant elle l’avait subjugué, captivé en un regard. October. Il ne sait pas ce qu’il s’est passé ce jour-là, mais October s’est emparé de ses pensées, nuit et jour. Elle ne lui est plus jamais sortie de la tête. October, elle était meurtrie à cette époque, anéantie par le décès de ses parents qu’elle ne parvenait toujours pas à accepter et c’est dans les bras de Nolan qu’elle s’est sentie renaitre. Le jeune homme a accepté de baisser sa garde et de se laisser séduire par des sentiments puissants qu’il n’avait jamais éprouvés auparavant. Il avait été en recherche permanente d’affection auprès de ses parents et October, elle lui offrait son amour sur un plateau. Leur histoire avait tout d’une idylle parfaite. Mais il fallait qu’un événement bouleverse l’équilibre. Après sept mois d’une relation aux allures de paradis, elle lui annonça être enceinte. La nouvelle aurait pu le ravir, mais ce fut tout l’inverse qu’il éprouva. Nolan ne voyait que des problèmes dans la venue de cet enfant : trop de responsabilités, personne pour leur venir en aide, puiser dans ses économies pour nourrir le bébé, dire adieu à sa carrière. Et il n’avait pas pu faire un ultime sacrifice. Il était trop jeune pour être père, il n’avait encore rien vécu. Il ne sait ce qui lui a pris ce jour-là, mais comme par le passé, sur un coup de tête, Nolan partit. Il laissa derrière lui l’amour de sa vie, enceinte de lui, le cœur lourd tant il avait du mal à se défaire d’elle et du bonheur qu’elle lui apportait. Cependant, il n’avait pas fait tant de sacrifices pour renoncer aussi vite, alors il atterrit à Boston dans le but de réaliser son rêve.


Les années à Boston ont été riches. Riches en ascension professionnelle, riches en réalisation de rêves, en objectifs atteints. Tout a réussi à Nolan Hamilton. A Harvard, il avait toujours fait l’unanimité. Brillant jusqu’au bout, il obtint son diplôme avec les honneurs, major de promotion. Il n’était pas des étudiants qui sortaient très souvent, trop appliqué, trop focalisé sur ses études, mais lorsqu’il était en soirée, il n’était jamais seul. Il ne parvenait pas à oublier October, alors il préférait ne pas s’attacher, vivre au jour le jour. Aucune fille ne réussit à le combler comme la jeune lycéenne le faisait jadis. Attaché à sa ville natale, à l’affut de la moindre opportunité, il n’avait qu’une idée en tête : réussir à faire carrière à Manhattan. Il l’avait toujours dit, et il ne comptait pas s’en détourner. Gravissant les échelons à une allure folle au sein de son agence de publicité, il reçut un jour un coup de fil des plus exaltants : le patron de la plus grande agence de publicité de Manhattan avait eu vent de ses talents et souhaitait s’attacher ses services comme directeur de création. Il n’en revenait pas. Tentant de garder son sérieux, il était resté professionnel jusqu’au bout, pour finalement hurler de joie dans son petit appartement et danser avec son chien, un labrador noir du nom de Vador. Il obtint le poste après quelques entretiens et depuis dix mois, il est revenu chez lui.


Elle n’a pas changé sa ville, elle est toujours aussi agréable, toujours aussi rassurante. Les buildings de Manhattan ne l’impressionnent plus comme lorsqu’il était enfant, mais sont devenus ses remparts. Nolan aspire à devenir le roi de Manhattan. Il y a dix mois, il a trouvé cet appartement d’une grande valeur en plein Manhattan, avec vue sur Central Park, et il a tout de suite craqué. Les économies qu’il avait faites à Boston lui permettaient de voir tout en grand. Bien sûr  l’appartement était loin d’être gigantesque, mais suffisamment grand pour lui et son chien, suffisamment grand pour une petite famille qu’il n’avait pas. En dix mois, cette propriété lumineuse avait vu défiler des femmes de divers horizons : d’une mannequin en passant par la star du petit écran à une journaliste et même une simple étudiante en arts. Aucune n’avait su le garder auprès d’elle. Il s’ennuyait trop vite, ou n’éprouvait rien à leur égard. Et puis ses pensées s’attardaient encore et toujours sur une histoire vieille de dix ans. October. Ce nom ressurgissait de nulle part mais résonnait comme une symphonie à son oreille. Jamais il ne l’avait oubliée. On n’oublie pas l’amour d’une vie, même quand on a fauté. Les regrets avaient laissé le trentenaire dans une atmosphère assez particulière : épanoui dans son travail, il affichait ce sourire comme faux-semblant, prétendant qu’il ne voudrait rien changer à sa vie. Mais la vérité était ailleurs. D’ordinaire solitaire, le directeur de création semblait craindre la solitude éternelle. En proie à une insomnie, Nolan avait quitté son appartement en pleine nuit. Descendant dans le froid de la fin de l’automne, alors que l’hiver approchait, il avait roulé une partie de la nuit jusqu’à un endroit bien précis. Cette petite maison où il venait parfois chercher la lycéenne qu’elle était, guilleret rien qu’à l’idée de la retrouver. La maison était plongée dans l’obscurité la plus totale. Il se demandait si elle vivait encore là. En dix ans, elle avait pu quitter la ville. Qu’était-elle devenue ? Vivait-elle avec leur enfant ? Elle aurait fait une formidable mère malgré son jeune âge. Nolan avait craint de ne pas être à la hauteur. Tout quitter pour éviter l’échec, se saborder pour ne pas avoir à reconnaitre ses erreurs. Il fallait qu’il lui parle. Il fallait qu’il la retrouve. Mais par où commencer ?