J’étais une victoire à moi toute seule. J’en avais juste marre, marre de te voir lui taper sur la gueule, marre de devoir me coucher en dessous de mon lit en attendant que ta crise passe. Marre de voir que tu te trouves des excuses, en disant que c’est pas d’ta faute si elle est en sang, que c’est pas contrôlable, que tu lui demandes pardon alors que tu sais pertinemment que demain, ça sera la même chose. Et c’est quand je la regarde, adossée au lavabo avec la lèvre pleine de sang, pendante que je me dis que je veux pas lui ressembler. C’est dommage, putain t’es ma mère, toutes les mères devraient être un exemple pour leur progéniture mais je ne peux pas accepter l’inacceptable, je ne veux pas accepte de te ressembler. Tu es toujours là, à fermer ta gueule, à encaisser et vivre dans la peur. Je pense que je t’ai vu dans toutes les positions possibles, au sol, contre un mur, la tête claquée contre la table du salon, la bouche en sang, me regardant avec tes yeux suppliants de ne pas te regarder. Seulement, j’ai vu et jamais je n’oublierai. Tu m’as dit que tu ne voulais pas être celle qui détruit mais c’est lui qui te détruit, c’est lui qui nous détruit. J’aurais vraiment cru qu’un jour tu allais prendre ton courage à deux mains et me dire « Viens ma fille, on s’en va. » Mais non, tu es restée comme un déchet, tu t’es laissée pourrir. Moi j’avais compris, je fermais ma gueule. Après en avoir ramassé deux trois fois sur la tronche j’ai compris que je ne devais pas la ramener. J’t’écoute, je te contredis pas. Je fais ce que tu me dis même si au fond de moi, j’ai envie de t’envoyer à la merde et de te dire d’aller te faire mettre. Mais je me la ferme car je sais sur qui il se vengera, il a dû avoir un souci d’infériorité quand il était petit. Il ne supporte pas, qu’on lui dise non, qu’on le contredit. Il dit toujours qu’on lui parle comme de la merde et qu’on n’a pas à lui parlé de cette sorte, alors maintenant je lui réponds à peine. C’était mon père, avant, maintenant c‘est juste mon géniteur.

Très vite il a sombré dans l’alcool, son haleine sentait le whisky. Des fois, il était malade. Une barbe de plusieurs jours, ses yeux ronds comme des billes. Le sommeil l’avait quitté depuis longtemps. Moi, ce n’est pas la vie que j’aurais voulue. Quand je vois mes copines de classe, tellement heureuse. Les parents venant les chercher à la grille de l’école, prenant la main de l’un et de l’autre, au milieu. S’amusant à sauter, à raconter sa journée, à rigoler et à parler des crêpes qu’ils feront ce soir. Moi, je dois dire à Samantha que mon papa va bientôt arriver, qu’elle ne m’attende pas et qu’elle peut aller rejoindre sa maman un peu plus loin. Une fois que je ne l’aperçois plus, je prends le chemin de la maison. Seule. Je sais qu’il ne viendra pas. Je sais qu’il ne viendra jamais.

Il paraît qu’ils ont eu une belle vie un jour. Il paraît qu’ils étaient heureux, plein de vie. Il paraît qu’ils avaient une grande maison et que dans ma chambre, trônaient beaucoup de jouets. Il paraît qu’on était riche, qu’ils avaient tout ce qu’ils voulaient. Il paraît même qu’ils avaient des domestiques. Et puis du jour au lendemain, la crise, l’entreprise fait faillite et mon père voit son compte en banque petit à petit diminuer. D’abord doucement, puis d’un coup. Vente des meubles, huissier. Perte de la maison, Adieu au bonheur. Bonjour la misère. Paraît que c’est comme ça qu’il a commencé à boire. Paraît que c’est comme ça qu’il s’est permis de lever la main sur nous.

Quand il a trop bu, je m’en prends encore une de temps en temps, j’ai l’habitude, ma peau est devenue acier, mon mental est devenu fer. Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort, plus grande je me relèverai.
Dans cet appartement j’étouffe, toujours voir les mêmes têtes, la même herbe, cette même odeur. Je claque la porte de l’appartement et je suis quelqu’un d’autre, quelqu’un qui me fait rêver. Caractère de merde je ne me laisse pas faire, je sais que dans la vie c’est comme ça, c’est la loi du plus fort. Alors moi quand il faut rugir, je mets toute mon énergie. Petite poupée qui rêve de devenir femme et de regarder au-delà de ces murs qui se referment peu à peu sur elle, besoin de s’évader et de changer, l’impression de stagner, comme une plante verte, de pourrir, de nécroser. Lutter pour s’en sortir et de faire de sa vie quelque chose de bien, convenable, lutter pour dire d’être heureuse. Lutter pour vivre.

Petite fille innocente, long cheveux de jais, les yeux émerveillés par la vie. Assise en tailleur devant la télévision, absorbée par les images que je peux voir défiler à l’écran. Des dames Des dames tout aussi belles les unes que les autres, avec un corps de déesse, des robes magnifiques, des bijoux époustouflants, défilant avec grâce, la tête haute et ce sourire figé sur leur lèvre. Je n’arrivais pas à y détacher mon regard, alors que maman me demandait si je voulais manger de la compote de pommes ou bien des haricots, je n’ai même pas détourné mon regard pour le poser sur elle. « Des haricots. » Un robot. Avec cet espoir qu’elle ne poursuive pas la conversation et qu’elle me laisse me plonger dans mon programme télévision. Je me surprends à rêver, d’autorité, de luxe, de beauté, de pouvoir, d’argent. Marchant dans la rue, que tous les yeux se posent sur moi. Que je ne manque de rien, que mon placard soit aussi grand que ma chambre. Rêver que je possède des dizaines, des centaines, des milliers de chaussures différentes. Très vie cela devient une obsession, je suppliais maman pour qu’elle m’achète des magazines. J’y découpais des photos, de mes futures robes. J’y découpais des femmes extrêmement belles, dégageant le luxe et l’argent, le raffinement. J’en fais des collections, des fardes entières, j’y passe mon temps, enfermé dans ma chambre pendant des heures. La tête pleine de rêve d’enfant. Alors quand maman me parlait d’avant, des galas, de la grande maison qui avait l’odeur de la vanille, de ce grand jardin avec des dizaines de rosiers … J’en avais les larmes aux yeux et j’avais surtout ce désir naissant dans mon ventre. C’est ça, la vie que je veux.

Petit à petit, je me suis créé mon propre monde. Mon envie. Mon désir. D’être grande, de ne manque plus jamais de rien. D’avoir de l’argent. D’être belle. De faire envier. Que tout le monde me regarde et voit en moi cete grande dame que je suis devenue. J’ai envie que la roue tourne, de me laisser la chance de devenir quelqu’un et de m’offrir cette vie à laquelle j’ai droit.

En primaire, j’avais inventé que ma maman était une grande mannequin qui faisait le tour du monde et mon papa était un militaire, revenant en héros pour servir son pays. L'année d'après, j’ai raconté que ma maman était une grande chanteuse partie en tournée pendant plusieurs années tandis que mon père travaille pour le FBI et est en mission secrète. C’était mes mensonges, une protection, j’y croyais dur comme fer et petit à petit je sombrais dans mes propres conneries. J’y croyais. Il fallait toujours que je pousse plus loin. Je revenais avec des affaires d’imitations essayant au mieux de faire croire que c’était des vrais. Je faisais croire que je venais d’une famille riche et que je peux avoir tout ce que je voulais. Elles y ont cru, moi aussi.

Marcus est apparu comme une évidence dans ma vie. Il est très vite devenu un pilier, cette amitié et cet amour si innocent se sont créés entre nous. Le genre de truc indestructible, qui ne casse pas. Je ne lui ai jamais parlé de ce que je vivais à la maison, simplement parce que je me voilais la face, j’étais dans le déni. Et puis une fois que je passais la porte de la demeure familiale, je n’avais plus envie de penser à ça. Juste envie d’oublier. Et puis, alors que nos parents discutaient ensemble, j'avais l'impression d'être devant une grande comédie grandeur nature. Mon père parlait normalement, ma mère rigolait. Ca faisait bien longtemps que je ne l'avais plus entendu, que je ne l'avais plus vu être heureuse. Mais bien sûr, c'était des acteurs. Une fois à la maison, tout redevenait comme avant.

Quand mes yeux se sont posé sur lui la première fois, j’ai l’impression que mon monde s’est arrêté de tourner pendant une fraction de seconde. J’ai eu cette impression d’avoir le souffle coupé et le trouble est passé sur mon visage. Mais j’ai vite repris mes esprits  et j’ai laissé un tendre sourire apparaitre sur mes lèvres, me présentant à lui. Marcus, il avait arrangé ce petit rendez-vous. Il se doutait que nous allions accrocher, il me connaissait, il le connaissait. S’il avait décidé d’organiser cette rencontre, c’est qu’il était persuadé que ça pouvait coller entre nous. Et il n’avait pas tort. C’est quand il a mis fin à notre relation que j’ai compris que j’avais été trop loin. Bien trop capricieuse, toujours vouloir plus. Alors qu’il me donnait la main, je lui demandais le bras, toujours plus. Mais j’ai pris goût à tout ça, à toutes ses choses, à ce luxe. Ce que j’ai toujours rêvé, je l’avais à portée de main et j’en ai profité, m’oubliant moi-même. Je m’en suis voulu, j’aurais pu m’excuser, j’aurais pu lui faire une déclaration d’amour et faire jouer les violons mais je suis restée de marbre. Comme si tout ce qu’il me disait ne me touchait pas, mais au fond de moi, j’avais l’impression que mon cœur allait exploser d’une minute à l’autre. Mais j’ai trop de dignité, je suis restée la tête haute et je lui ai simplement tourné le dos. Je ne suis pas la première qui s’est faite larguée, je ne serais pas non plus la première à remonter la pente après une rupture. Je pense que ce qui m’a fait le plus mal est sa certitude à croire que je faisais la comédie envers lui, juste pour avoir ce que je désire. Juste avoir ce côté matériel. Mais, il avait tort.

Je ne l’ai pas oublié, jamais. J’avais toujours cet espoir de pouvoir le croiser en rue, de pouvoir voir son sourire ou encore d’entendre sa voix. Je ne suis plus jamais retombée amoureuse depuis, du moins, je n’ai plus jamais senti mon ventre qui se tordait ni les papillons qui y volaient.

Mon métier est apparu à moi comme une évidence. Depuis toute petite, j’ai toujours eu ce coup de crayon. Les soucis des détails, avec toujours cette envie de me perfectionner. J’en ai fait mon métier. Devenue styliste, j’imagine et crée les plus belles robes de New York. Retournant de temps en temps dans mes collections de fardes, de photos, que je découpais étant enfant, y trouver mes idées et surtout repenser d’où je viens. Me donner cette ambition qui me permet de gravir les échelons.  

À l'heure d’aujourd’hui, j’ai pu revivre. Avoir mon propre boulot et mon revenu - mon luxe - m’a permis de quitter la maison familiale, de quitter mon père surtout. Alors que j’avance dans la vie et que professionnellement parlant, je me sens accomplie, j’ai quand même l’impression de ressentir ce petit goût d’inachevé. Il me manque quelque chose, cette chose qui pourrait me permettre de me sentir heureuse et comblée. Il me manque lui.