C’était par hasard que la vie lui avait offert une deuxième chance. New York pouvait être pleine de surprises. En se baladant dans sa ville natale, lors de son jour de repos, tenant Vador son chien en laisse, il avait longuement déambulé dans les rues, sans choisir sa destination à l’avance. Il avait évidemment fait le tour de Central Park, levant la tête en direction des arbres et de leurs feuilles qui voltigeaient au dessus de leurs têtes. Il avait toujours aimé cet endroit, c’était comme un havre de paix. Il pensait à mille et une choses, Nolan. Sa tête fourmillait d’idées créatives pour ses clients comme pour balayer la concurrence autour de leur agence. Il était toujours au four et au moulin dans son boulot, ne s’accordant même que très peu de pause. Il en imposait de par son charisme et son acharnement, et son travail était tellement à la hauteur qu’il avait déjà gagné le respect des plus grands. Malgré ce professionnalisme hors norme, ses pensées étaient aussi tournées vers son passé, vers les personnes qui l’avaient composé, et surtout une en particulier : October Tyler. Avait-elle quitté New York ? Etait-elle mariée ? Avait-elle des enfants en plus du leur ? Il s’imaginait un gamin aux yeux clairs comme ceux de sa mère. C’était drôle qu’il y songe alors qu’il avait refusé de devenir père aussi jeune. Il aurait dix ans aujourd’hui. Son regard se porta sur une vitrine, contemplant un costume hors de prix en laine peignée. Il songerait à passer l’essayer, il le trouvait chic. Alors qu’il longea la vitrine, ses yeux se portèrent sur une petite plaque juste à côté qui l’intrigua : October Tyler, psychologue. Il s’arrêta net. Etait-ce elle ? Il fallait qu’il en ait le cœur net. Relevant le numéro d’appel pour prendre rendez-vous, il fit demi-tour pour rentrer chez lui. Là-bas, il appela pour prendre un rendez-vous avec Mademoiselle Tyler. La secrétaire ne semblait pas disposée à lui en donner un dans la journée, d’autant plus qu’il était un nouveau patient, mais il insista, en insinuant qu’il avait vraiment besoin de parler et qu’on lui avait vanté les mérites de cette psychologue. Probablement attendrie par son histoire rocambolesque, elle lui fixa un rendez-vous en fin de journée. « Vous êtes Monsieur ? » Il préféra donner un faux nom, histoire qu’elle n’annule pas le rendez-vous en trouvant son nom sur la liste des rendez-vous : « Monsieur Taylor, Tom Taylor. » Il raccrocha et attendit sagement que l’heure tourne en avançant dans son travail.

Arrivé au cabinet, il s’annonça et se dirigea vers la salle d’attente, non sans observer le cabinet. Elle avait toujours eu du goût, et l’ensemble lui apparaissait plutôt coquet. Attrapant un magazine scientifique, il le ferma bien vite en entendant le bruit de talons qui résonnaient sur le sol. Relevant la tête, le rythme de son myocarde s’était passablement accéléré. Il n’y avait qu’elle pour lui faire un tel effet encore dix ans après. Et ce fut elle qui se présenta devant lui. Elle n’avait pas changé, elle était juste devenue plus femme, elle l’éblouissait toujours autant, et comme jadis, il fut captivé par ses yeux. S’il était surpris de la revoir, ce n’était rien comparé à tous les sentiments contraires qui se bousculaient dans son cœur et son esprit. Les réminiscences de leur amour perdu émanaient de tout son être. Si lui était heureux de la revoir, il était à peu près sûr qu’elle ne l’accueillerait pas chaleureusement. D’une parce qu’il l’avait bernée en déclinant une fausse identité pour brouiller les pistes, et surtout parce qu’il était parti et l’avait quittée enceinte, portant leur enfant, dix ans plus tôt sans aucune véritable explication. Il regrettait de ne pas lui avoir raconté ce qui le troublait, ce qui l’effrayait. Il avait été égoïste, et à présent, il était convaincu d’avoir fait le mauvais choix, parce que s’il avait gagné une carrière impressionnante, il avait perdu la seule personne qui l’avait aimée pour ce qu’il était vraiment, la première à l’avoir aimé de tout son être et de toute son âme. Il ne savait même pas quoi lui dire, ni même quoi faire. Il s’était juste levé d’une traite, sans même s’en apercevoir, les yeux rivés sur la femme splendide qu’elle était devenue, sans pouvoir s’en détacher.

Il s’était attendu à une pareille réaction. Evidemment qu’il n’avait rien à faire là. Il le sait. Selon elle, il n’avait même plus le droit de se présenter dans son champ de vision et il voulait bien le lui accorder. Il savait qu’elle avait vécu une passe plus que difficile à cause de lui, mais il n’avait en définitive aucune notion de ce qu’elle avait pu éprouver. En fait, s’il se référait à ce que lui avait éprouvé, il comprenait aisément qu’elle avait vécu l’enfer. Parce que le manque s’était fait beaucoup plus oppressant que ce qu’il l’aurait imaginé. Ce qu’il ressentait en ce moment-même était bien différent. Il ne savait comment agir, comment se comporter. Il n’avait peut-être pas eu la meilleure idée du siècle en se pointant à son cabinet et en prenant une fausse identité. Elle est en colère, il le sent, c’était comme si d’un seul regard, elle était capable de le flageller et de le torturer. Il se consumait de l’intérieur et s’il continuait de la fixer intensément, il n’en menait pas large. Il sait qu’il lui a fait du mal et il a souffert de la situation également. Peut-être pas de la même façon, mais il s’est senti coupable. Il s’est maudit de nombreuses fois, tentant de songer à quoi ressemblerait leur vie s’il ne l’avait pas quittée pour Harvard et qu’il ne l’avait pas laissée seule face à sa grossesse. « Bonjour October. » Déclare-t-il comme pour essayer de contrecarrer la rancœur de la belle Tyler. Il la toise du regard, l’observe réagir, la détaille sans aucun scrupule. La femme qu’il a devant lui s’est reconstruite, ça se sent. Il aimerait lui répondre à sa question, mais pas tout de suite, parce qu’elle n’est pas d’humeur à entendre la raison qui le pousse à s’être rendu ici pour la retrouver. Il se contente de déclarer un demi-mensonge : « La même chose que vos autres patients, Mademoiselle Tyler. » Les mains dans les poches de son trench coat, il a choisi de rétablir le lien de patient à psychologue pour lui signaler qu’il serait peut-être plus opportun de s’écharper dans son bureau et non dans une salle d’attente. Il est prêt à encaisser tous ses reproches, mais il fera tout pour qu’elle lui pardonne. Nolan, il a envie de lui raconter qu’il ne s’est pas passé un jour sans qu’il ne pense à elle, sans qu’il se demande si elle était heureuse sans lui. Il voudrait lui dire qu’elle est aussi belle que dans ses souvenirs, voire encore plus attirante maintenant qu’elle est une femme de caractère. A l’époque où il l’avait quittée, elle sortait tout juste de l’adolescence. Elle lui manque, October, et il voudrait le lui signifier, mais plutôt que de lui dire de but en blanc, encore une fois, il se veut légèrement sarcastique. S’il est là, c’est pour parler d’un sujet douloureux qui les lie. « J’espérais qu’on pourrait discuter. » Etait-elle prête à accepter la sentence et de le supporter pendant trois quarts d’heure ? Ca semblait presque surréaliste. Impossible même. Il se pince les lèvres. Il est troublé. S’il cache bien son jeu, il ne sait pas vraiment ce qu’il doit faire ou dire. Il tâtonne et c’est bien la première fois que Nolan se trouve face à une impasse. Il souhaiterait qu’elle lui parle de leur enfant, si elle l’a gardé, ou si elle a avorté, ce qu’elle est devenue, si elle a quelqu’un dans sa vie. Et il voudrait la regarder dans les yeux et lui dire qu’il n’avait jamais cessé de l’aimer. Les autres n’ont pas d’égard aux yeux du directeur de création de BBDO. Il ne veut qu’elle. Mais il se retrouve dans l’incapacité de le lui faire comprendre pour le moment, préférant échanger des banalités, et c’est décevant. « Je ne savais pas que tu étais devenue psychologue. Ca te va bien. » Elle aurait pu être vendeuse dans une parfumerie qu’il lui aurait sorti la même phrase. Même la complimenter était devenu difficile. Nolan marchait sur des œufs. Tout ce qu’il attendait, c’est qu’elle daigne le faire rentrer dans son cabinet et qu’ils puissent avoir une discussion sérieuse, bien qu’il ignore véritablement les propos qu’il voulait tenir.