- Hamlet est simplement un ado : Il est tenaillé par tous ses désirs, mais n’a pas assez de bouteille pour les assouvir. Il devient fou et se branle en pensant à Ophélie, et devient si emmerdant qu’il faut que quelqu’un le tue.
- Je ne suis pas sur d’être d’accord. Il n’y a pas de branlette dans Hamlet.
- Si, Il y en a. Plein même. Seulement ils appellent ça des monologues.
Si vous êtes à la recherche d’une histoire qui fera pleurer dans les maisons, vous êtes au mauvaise endroit. Pas de passé déchirant, de parents méprisables, d’enfance misérable ou de souvenirs traumatisants… L’élément le plus désolant du récit qui suit, d’après Alice, c’est la présence de ce troll qui lui sert de frère, Jude, un grand dadais qui n’a pas inventé les iphones et qui a pour seule et unique mission de faire de sa vie un enfer. Qui l’envoya à l’hôpital en l’assommant avec une épée alors qu’il se prenait pour Jack Sparrow ? Jude. Qui décapitait ses poupées et enterrait leurs têtes dans le jardin ? Jude. Qui l’envoya chercher son ballon dans la cour du voisin au risque de se faire dévorer par le chien qui y vivait (une bête féroce, aux dents acérées, plus effrayante que n’importe quel monstre à en croire la jeune fille) ? Jude. Qui la surnomma Alice aux pays des merveilles alors qu’elle n’avait que trois ans et s’arrangea pour que ce nom la suive jusqu’en CM2 ? Jude. Pire qu’un esprit frappeur qui a choisi sa prochaine proie, Jude est toujours là, tapi dans l’ombre, préparant son prochain coup… De ce fait, il ne pouvait qu’être également présent lorsque quelque chose d’hors du commun arrivait à sa petite sœur, se révélant parfois même utile — même si elle ne l’avouera jamais. L'exemple le plus frappant ? Le voici :
« Bouge tes pieds d’là. » S’exclame l’adolescent, une grimace défigurant son visage alors que sa sœur, elle, ne peut s’empêcher d’arborer un sourire satisfait en approchant encore un peu plus ses pieds de son nez.
« T’as qu’à m’donner la télécommande. » Ah, la télécommande. Le précieux. L’objet qui a séparé plus d’une famille, la cause d’un fratricide sur deux.
« Crève ! » Un dialogue aussi posé, des échanges agréables et toujours polis… Voilà ce sur quoi se basent leur relation.
« T’avais qu’à arriver avant. » Rajoute t-il, décidé, les yeux rivés sur la télévision, essayant d’ignorer de son mieux le gros orteil d'Alice qui s’enfonce dans son oreille. Dans le genre casse-noisettes (restons polis), on ne fait pas mieux que la plus jeune des Shark-Wheeler… Et malheureusement, Jude est loin d’être patient.
« Dégage ! » ordonne t-il en se redressant, s’apprêtant à lui pincer la jambe… Mais, la sonnette retentit, l'arrêtant dans son élan. Les deux enfants se figent, se toisent quelques secondes du regard. Quelqu’un vient de sonner. L’un d’eux doit se lever et ouvrir la porte. Or, aucun n’a envie de lever ses fesses du canapé. Fainéant, voilà un terme qui décrirait à merveille le frère comme la sœur.
« T’es l’plus près. » s’empresse d’argumenter la fillette.
« C'est toujours moi qui y vait ! » « C’est même pas vrai ! » Correction, fainéant et têtu.
« Pierre, feuille, ciseaux ? » propose la plus jeune, en avançant son poing, clos, geste qu’imite aussitôt Jude.
« Pierre, feuille, ciseaux. » Voilà comment se régler ce genre de conflits chez les Shark-Wheeler. Un soupire. Un cri de joie.
« Sois pas dég. » « J’te déteste. »D’un pas lasse, Alice se dirige vers la porte qu’elle ouvre sans grande conviction. Aussitôt, un hoquet de surprise lui échappe. Sur le porche se trouve une femme à la carrure imposante vêtue d’un long manteau en soie. Or ce n’est ni son élégance, ni sa musculature qui attirent l’attention d'Alice… l'homme présent devant elle, a une de ses barbes, Heinstein version moderne. Un contraste avec son costume.
« À croire que tout le monde à la même réaction en me voyant, c'est affligeant. » l’entend t-elle marmonner en l’observant entrer bien qu’il n’y ait pas été conviée. L'adolescente s’écarte pour lui faire place, toujours aussi stupéfaite.
« Alice Shark-Wheeler ? » demande l’inconnue.
« Je me présente, Arthur Hartley, directeur de l'institut des sciences de Boston, en partenariat avec Havard. » « Pardon ? » intervient alors Jude qui a quitté le canapé quelques instants plus tôt et l'a rejoint, inquiet en n'obtenant aucune réponse à la question
« Qui c'est ? ».
« Arthur Hartley, directeur de l'institut des sciences de Boston » répète t-elle, le ton froid.
« De science ? » insiste Alice.
« Alice, tais toi. » réplique aussitôt son frère en saisissant son bras. Voici l’une des majeures différences entre les deux adolescents… Alors que la plus jeune était prête à boire les paroles de l’inconnue, Jude, lui, était beaucoup plus sceptique, une nécessité pour protéger cette sœur si naïve qui se noie si facilement dans le monde qu'invente certains auteurs.
« Je pense que cela est un canular, qu'est ce qu'elle viendrait faire chez nous et pour toi.» « Des fous se sont échappés d’un hôpital psychiatrique ? » A cette pensée, l’adolescent saisit le poignet de sa soeur et l’entraîne dans une course effrénée au cours de laquelle elle manque à plusieurs reprises de mesurer le sol. Ce n’est qu’après l’avoir amenée dans une petite pièce et avoir fermé la porte derrière eux qu’il accepte de relâcher sa prise. Des heures, ils attendirent dans cette minuscule salle de bain avec pour seule arme leurs brosses à dents. Des heures avant que leurs parents, propriétaires d’une boulangerie, ne rentrent chez eux pour retrouver cette femme, cette demie-humaine, assise sur leur canapé bien trop grand, un verre de menthe à l’eau à la main.
« Je me suis permise… » explique cette dernière.
« … l’accueil n’étant pas le fort de vos enfants. » Ce n’est qu’après une longue conversation ponctuée de preuves qu’elle parvint à convaincre chaque membre de la famille qu'Alice était finalement accepté à Harvard, grâce à son dossier excellent en science.
Depuis ce jour, Alice n’a pas tellement changé… Elle est toujours aussi chiante, aussi innocente, aussi rêveuse si ce n’est plus. Maintenant qu’elle sait qu'elle est de loin l'enfant pleine de savoir de la famille Shark-Wheeler, comment ne pas espérer qu'elle deviendrait un jour célèbre ? Comment ne pas espérer que des livres lui seront dédiés ? Comment ne pas en vouloir à son frère, convaincue que cette dame se trompe sur son cas ? Comment ne pas vouloir goûter chaque fiole en salle de chimie qui traîne
« juste pour voir ce que ça fait » ? Comment ne pas vouloir être l'inventrice de nombreuses choses dont l'homme n'a toujours pas eu l'idée de penser comme les kleenex à paillettes ? Eh oui, c'était bel et bien l'histoire d'Alice Shark-Wheeler, surdouée en science et qui malgré la bourse proposé par l'institut, demeura une étudiante lambda de l'université de New-York. Triste fin pour une fillette aux ambitions et aux rêves hors du communs. Mais au fond, la grosse pomme n'était-ce pas le rêve de tout adolescents ?